De: Sylvain Poirier (tel.04 76 63 93 61)
A: Jury du concours CR2 du CNRS, section 1
Date : 24 mars 2000
Objet: Abandon de candidature  

Monsieur,

Lors de la constitution de mon dossier de candidature j'étais encore incertain de mes projets d'avenir. En effet, en parallèle à mon domaine de recherches ``officiel" pour ma thèse, je m'intéresse depuis longtemps et avec un bien meilleur enthousiasme à un toute autre type d'activités mathématiques: la réflexion sur les mathématiques élémentaires en vue d'améliorer en profondeur le contenu de l'enseignement de cette discipline à un niveau difficile à situer: si c'était en France ce serait pour introduire en premier cycle ou mieux en prépa des approches simplificatrices de théories qui sont plus ou moins présentes, voire inexistantes, dans le cursus actuel jusqu'en DEA et les manuels d'enseignement habituels. Mais la rigidité du système l'interdit clairement.  

Voici ce qui me motive:

Ayant eu depuis toujours une passion pour la recherche en mathématiques et physique théorique (j'ai par exemple connu en autodidacte la théorie de la relativité généralisée à l'âge de 16 ans), j'ai ressenti que le cadre scolaire (jusqu'en Mathématiques Spéciales M') entravait mes efforts d'en apprendre plus car il gaspillait une part importante de mon énergie. Je m'étais alors juré de lutter pour faire bouger les choses quand je le pourrai afin que les maths soient un jour autre chose que ``la bête noire" des élèves, que la beauté propre des mathématiques soit connue d'un plus grand nombre. Plus précisément, mon rêve est que les élèves ayant des facilités et une curiosité naturelles pour cette discipline ne soient plus contraints à galérer de si longues années dans ce système scolaire inhumain, cette machine puissante à tuer dans l'oeuf tout enthousiasme et toute curiosité, avant d'être soit rejetés (échec menant à une réorientation des études), soient amenés à ``intégrer" le système à leur tour: alors, soit ils ignorent la recherche et se dirigent vers un enseignement sans ferveur, soit ils font de la recherche et perdent contact avec les élèves de niveau au-dessous du DEA, croyant qu'on ne peut de toute façon rien faire d'intéressant avant un long apprentissage de ``notions de base" rébarbatives.

J'ai désespérément cherché des éventuels collaborateurs, chercheurs prets à participer à un tel projet et je n'en ai pas trouvé malgré mes activités Internet importantes (j'ai fait un site présentant les textes que j'ai rédigés, je l'ai fait bien référencer et j'ai exploré le web français à la recherche d'autres sites...). Cela ne peut rentrer dans aucun cadre de recherche existant actuellement, et surtout pas la ``pédagogie" qui ne s'intéresse qu'à la manière d'enseigner et à des questions de psychologie de l'apprentissage et non au contenu de l'enseignement considéré comme ``connu depuis longtemps".

Pire, mon directeur de recherches m'a fortement déconseillé de mentionner ce sujet d'intérêt lors de ma candidature au poste de maître de conférences, sachant qu'il sera toujours mal reçu par les professeurs en fonctions.

A présent que j'ai une quantité suffisantes d'idées dont je n'ai rédigé qu'une faible partie (une soixantaine de pages denses), les scénarios éventuels seraient:

- Laisser tomber ma vocation pour me consacrer à la ``recherche officielle". Je n'en ai aucune envie, mon domaine de spécialité me semble d'un intérêt faible. J'aurais l'impression de me renier, d'y perdre mon identité.

- M'enfermer chez moi pour continuer à rédiger toutes mes idées et en faire un bouquin, puisque je ne peux trouver personne pour m'aider ou m'écouter (ceci en parallèle avec une autre activité pour gagner ma vie en attendant les droits d'auteur: cela pouvait être la ``recherche officielle"). Très mauvaise solution, puisque j'ai besoin de dialoguer avec un auditoire curieux et motivé, pour échanger des idées et pour me motiver moi-même dans ce travail.

- La meilleure solution est donc pour moi de partir à l'étranger, là où se trouveraient des gens plus ouverts à l'innovation dans l'enseignement.

Lors de l'envoi de ma candidature, je ne savais pas si ce serait possible, ni de quelle manière. Mais depuis, j'ai trouvé:

Ayant entendu dire que la Roumanie serait probablement ouverte à une telle expérience, j'ai effectué un voyage là-bas du 8 février au 1er mars (deux semaines à Iasi, une semaine à Cluj-Napoca). J'y ai appris que les lycées pouvaient être intéressés, car le niveau d'enseignement des maths était très élevé par rapport à la France, donc les élèves ont un grand potentiel de curiosité et de capacité au travail. J'ai rédigé une proposition en différents points pour la présenter à des professeurs de lycée, directeurs et inspecteurs: version française du vocabulaire mathématique, nouvelles idées à introduire, création d'un groupe de travail, liens avec la physique et initiation à Internet. Ils ont manifesté un grand intérêt pour ce projet. Il s'agirait de quelques heures par semaines d'enseignement dans plusieurs lycées, ce qui laisse envisager de former un groupe de travail commun des élèves les plus motivés. Ce seront donc principalement des lycéens roumains, avec quelques étudiants et éventuellement des professeurs, qui seront mes principaux collaborateurs dans cette recherche.

A Cluj, un professeur de mathématiques du lycée Racovitsa m'a donné à deux reprises (à deux classes différentes, de première si je me souviens bien, l'une francophone, l'autre anglophone) l'occasion d'exposer pendant une heure mon approche de la géométrie (géométries sphérique, affine et projective), en interaction avec les élèves. Il a estimé que les élèves avaient compris; je l'ai d'ailleurs moi-même observé d'après les réactions de la classe (la deuxième fois à la fin de l'heure, certains élèves en demandaient encore plus). De retour à Grenoble, quand j'ai fait part de cette expérience à la directrice de mon laboratoire, elle avait peine à le croire.

Enfin, m'étant informé des contraintes liées à l'obtention d'un poste de chercheur au CNRS et des possibilités de missions et de disponibilités, il m'apparait que malgré la relative souplesse des postes au CNRS par rapport à d'autres types de postes, mon entrée au CNRS serait incompatible avec la réalisation libre et entière de ce projet que j'ai maintenant pu définir.

C'est pourquoi, contre l'avis de mon directeur de recherches, je vous présente le retrait de ma candidature au concours de Chargé de Recherches 2ème classe au CNRS (numéro 01/03).

Avec mes excuses pour ce dérangement.